Les mois de mars et d’avril ont constitué une épreuve inouïe pour le système hospitalier français. Pourtant, l’hôpital n’a pas craqué sous la pression. Ses acteurs ont fait preuve de résilience et d’une capacité remarquable d’adaptation et d’innovation. Deux spécialistes du management au CNRS travaillant à l’Institut interdisciplinaire de l’innovation (CNRS/École Polytechnique – Institut Polytechnique de Paris) ont voulu savoir comment le système avait géré la crise. Pour cela, ils ont interviewé 55 acteurs clés à tous les niveaux et dans l’ensemble des régions. De ce retour d’expérience, les scientifiques tirent des enseignements pour les crises futures et des orientations pour une rénovation du management du système hospitalier. L’ensemble de leur étude fait l’objet d’un rapport qui vient d’être finalisé.

Deux chercheurs CNRS du Centre de recherches en gestion au sein de l’Institut interdisciplinaire de l’innovation, Hervé Dumez et Etienne Minvielle, ont voulu donner la parole aux acteurs en première ligne de la crise du Covid-19. Ceci, afin de présenter une vue globale de cet effort collectif, de comprendre comment le système hospitalier a surmonté l’épreuve et d’en tirer des enseignements pour l’avenir.
Ils ont pour cela interviewé 55 acteurs clés dans l’ensemble des régions et à tous les niveaux du système : médecins, infirmiers, chefs d’établissements hospitaliers, pharmaciens, gestionnaires des ARS ou responsables de cabinets ministériels. Ces entretiens, réalisés entre fin avril et mi-juin, alors que la vague commençait à peine à refluer, offrent un retour d’expérience à chaud sur l’ensemble de la gestion de la crise. Ils révèlent comment une myriade d’initiatives et d’actions locales souvent très inventives ont permis de maintenir la cohésion et la solidarité au sein des équipes de soins. Ces actions, de concert avec les grandes décisions nationales comme le confinement ou le transfert de patients, ont permis de sauver des vies.
De ces témoignages, les chercheurs ont tiré une série d’enseignements afin de mieux préparer les éventuelles prochaines crises sanitaires. Par exemple, ils ont remarqué l’importance du management de soutien, de la transparence dans la communication et des espaces de prise de parole pour un personnel sous haute pression. Cette mise en commun des expériences a montré à quel point la créativité parfois transgressive des équipes de soins et d’administration peut devenir un atout majeur pour surmonter une épreuve de cette ampleur.
Par ailleurs, la crise du Covid-19 leur a permis d’indiquer des voies pour améliorer le management du système hospitalier en temps normal. En effet, la pandémie a été le révélateur de certains problèmes structurels. Dans leur rapport, dont la préface est signée par Eric Labaye, président de l’École polytechnique, les chercheurs présentent des orientations afin d’obtenir agilité et performance de l’hôpital de demain. Entre autres, ils soulignent l’équilibre à trouver entre l’autonomie des établissements et le pilotage par leurs tutelles régionales ou nationales. Alors que le gouvernement vient de présenter son Ségur de la santé, cette étude est une contribution importante à la réflexion sur le système de santé et sa réforme.
Ce rapport est composé de trois parties.
La première est un retour d’expérience sur la gestion de la crise Covid-19 par les acteurs du système
hospitalier. Deux questions principales sont traitées.
Tout d’abord, ce retour d’expérience revient sur la manière dont les acteurs ont compris la crise, sur la
difficulté de ce processus de compréhension liée à l’ampleur du phénomène. La crise a été soudaine,
inattendue, d’une durée exceptionnelle pour le système de santé, particulièrement difficile à cadrer alors
que les esprits n’y étaient pas prêts, avec une expertise scientifique incertaine et très médiatisée.
Ensuite, il s’est agi de donner à voir la manière dont le système hospitalier s’est organisé pour gérer la crise
et comment il y a fait face. Au tout début de la crise, deux dispositifs de gestion ont été mis en place très
rapidement, la cellule de crise et le directeur médical de crise. Les cellules de crise ont été créées depuis
le sommet de l’État (Ministère de la Santé, avec une dimension interministérielle), jusqu’aux
établissements de santé, en passant par les ARS (agences régionales de santé). Au niveau des
établissements, comme le plan blanc le prévoit, un directeur médical de crise a été nommé. Ces dispositifs
ont permis l’augmentation considérable de l’offre de soins en très peu de temps (souvent deux ou trois
jours), notamment en réanimation. Face à la crise, les situations ont été contrastées : certains
établissements se sont trouvés débordés, d’autres extrêmement chargés mais ayant pu anticiper, disposant
parfois juste de 48h d’avance sur la vague, mais ce qui a permis de faire face, d’autres enfin se sont trouvés
relativement protégés par l’arrêt de la propagation de l’épidémie provoqué par le confinement, sans les
patients habituels et avec peu de patients Covid-19 ; ils ont pu alors accueillir les patients transférés des
régions les plus touchées. En effet, des mécanismes de coopération se sont mis en place et le national a
organisé les transferts de patients entre régions. Si l’hôpital a été l’élément central de la gestion de la crise,
des mécanismes de coopération ont également été mis en place avec la médecine de ville et les EHPAD.
En mai-juin, les effets de la crise (de sa première vague ?) se sont atténués et on a pu parler (prudemment)
de sortie de crise ou du moins de désescalade. Il a fallu gérer cette phase difficile avec une reprise lente
du fait de plusieurs facteurs (le lent retour des patients, le manque de médicaments d’anesthésie,
l’épuisement des personnels, notamment).
Ce retour d’expérience se termine par deux questions : d’une part, pour les acteurs, quel est le problème
de gestion le plus important qu’ils aient eu à affronter ? Les approvisionnements sont souvent cités, mais
souvent les acteurs répondent que la gestion elle-même a été souvent plus aisée qu’en temps normal, du
fait du desserrement de la contrainte financière et de la disparition des cloisonnements qui,
habituellement, rendent les processus de gestion lents et difficiles. D’autre part, quels sont aux yeux des
acteurs les éléments les plus importants ayant permis de gérer la crise ? Trois éléments sont ici mis en
avant : des décisions nationales fortes (la déprogrammation, la levée des contraintes financières,
l’organisation des transferts de patients entre régions), le travail des ARS qui ont laissé les initiatives
locales se développer et les ont appuyées tout en imposant la coopération public-privé (avec des
différences selon les régions) et la cohésion qui a régné à l’intérieur des établissements, permettant une
agilité et une créativité organisationnelle exceptionnelles.
La deuxième partie du rapport porte sur les enseignements que l’on peut tirer de l’expérience de gestion
qu’a constituée la crise Covid-19 pour les crises futures. S’il convient d’être prudent dans l’analyse, six
points centraux paraissent néanmoins se dégager.
Savoir anticiper et réagir à bon escient. L’anticipation de la crise s’est souvent jouée avec à peine 48h
d’avance. Mais cette avance a été décisive, notamment pour déprogrammer les actes non essentiels et pour
réorganiser, parfois de fond en comble, les établissements. Dans l’incertitude, il a fallu agir vite tout en se
laissant le temps minimum de la réflexion. L’anticipation et l’élaboration de réactions à la crise se sont
jouées en dynamique : avec des réorientations quand cela se révélait nécessaire, par exemple quand les
EHPAD ont été touchés. Pour réaliser l’ensemble de la démarche avec efficacité, des pratiques se sont
révélées essentielles pour comprendre la situation, réagir à bon escient, et savoir actualiser son
raisonnement, avec efficacité. Elles mettent en lumière des attitudes particulières, liées à un processus
d’enquête active, mais sous contrainte intense de temps.
Développer un management de soutien. La crise Covid-19 a été, pour les personnels hospitaliers,
particulièrement anxiogène. Des professionnels ont été touchés et un certain nombre d’entre eux ont
succombé au virus. Si le dévouement et la solidarité ont été des ressorts puissants pour dépasser l’anxiété,
ou simplement le sentiment de faire ce pour quoi l’on a été formé et de réaliser sa vocation, la dimension
managériale a été essentielle. Des initiatives ont en effet été engagées pour soutenir les individus et les
équipes, telles que des cellules d’assistance psychologique, des plates-formes, ou des cellules mobiles
d’intervention au plus près des équipes. À côté, un management de soutien a aidé à créer un
environnement serein. La communication a été un facteur essentiel. Défaillante dans certaines situations,
elle a mis sous tension les équipes et les personnels. L’ensemble a permis d’introduire un mécanisme de
résilience, individuel dans le cas des dispositifs d’accompagnement psychologique, et organisationnel
dans le cas du management de soutien.
S’adapter collectivement ou la force du travail en équipe. Le travail en équipe a notamment permis d’adapter
l’activité de soins, une autre condition fondamentale de la résilience d’une organisation de santé. Il a aidé
au réaménagement des flux d’activité en un temps très court. La qualité du travail en équipe a reposé
d’abord sur des échanges réguliers, réunions de concertation cellules de crise, ou autres « espaces
dialogiques », à des fins d’échange de connaissances. La crise a montré l’intense activité exercée dans ce
domaine, grâce à l’aide de différents outils de visioconférence (cellules de crise, staff, réunion de
concertation) et d’autres applications, notamment WhatsApp qui a connu un essor considérable dans le
monde hospitalier durant la crise. Différentes attitudes individuelles, notamment la faculté de se mettre
au service d’autrui, et diverses tactiques ont également joué un rôle : (i) l’élaboration en commun de
nouveaux protocoles, (ii) la définition d’objectifs centrés sur la prise en charge des malades qui limitent
les conflits subalternes, (iii) de brefs débriefings, et (iv) une expression libre de la part de chaque membre
afin de bénéficier de son expertise. Enfin, le leadership, par sa capacité à animer et à être collaboratif, a
permis de mettre en cohérence l’ensemble. La qualité du travail en équipe a pu ainsi s’exprimer dans de
nombreux endroits, son absence, liée le plus souvent à des rivalités entre services, se révélant par
comparaison particulièrement nuisible.
Susciter la créativité. La recherche de solutions pour faire face à la crise a conduit à imaginer des dispositifs
innovants expérimentés dans des temps courts, souvent en transgressant les règles en vigueur. Le retour
d’expérience a rapporté de nombreux exemples de créativité organisationnelle, observables à tous les
échelons : une agence régionale qui sollicite une start-up pour mieux gérer les remplacements d’effectifs,
cette dernière s’engageant à titre gratuit dans la démarche ; une école de formation à la réanimation qui
venait d’être créée et dont la montée en charge s’accélère dans des proportions imprévues ; des sorties des
résidents d’un EHPAD dans un espace protégé, non plus collectives mais individuelles ; la création
d’ateliers de couture ; une personne de l’équipe de déménagement qui suggère une manière rapide et
efficace d’installer le matériel nécessaire aux équipes de soins ; etc. L’innovation la plus importante a
concerné la télémédecine, qui a permis de suivre à distance les patients. Elle a permis d’évaluer le risque
d’aggravation des patients positifs à la Covid-19, comme d’assurer une continuité de la prise en charge des
patients « non-Covid » dans un contexte où leur venue à l’hôpital était déconseillée. Le développement
massif d’innovations dans ce domaine a impressionné. Se faisant, le système hospitalier a démontré sa
capacité à générer de l’innovation organisationnelle lors de la gestion des opérations de crise.
Établir des partenariats. Même si l’idée de réussir tout seul a pu effleurer certains esprits, aucune
organisation n’a eu intérêt à faire face isolément à la pandémie Covid-19. Plusieurs témoignages ont mis
en évidence l’efficacité de ces coopérations au travers de dispositifs inédits. La coopération entre
établissements publics et privés, dans la mobilisation de ressources humaines ou matérielles comme dans
le partage de la prise en charge des patients en réanimation, a été sans doute la plus visible et la plus
commentée. La nécessité de cette coopération s’est imposée, quelquefois après avoir mesuré les effets
négatifs de son absence. D’autres partenariats ont joué un rôle important. La coopération entre le sanitaire
et le médico-social a par exemple tenu un rôle déterminant dans le cas des prises en charge en EHPAD,
mobilisant l’Hospitalisation à Domicile (HAD) et/ou des équipes mobiles dans le cas des filières
gériatriques. Des défaillances de coopération ont néanmoins été constatées. Elles ont été le plus souvent
liées à des formes de concurrence.
Être accompagné et guidé par les tutelles. La gravité des problèmes soulevée par la crise Covid-19 a illustré
la nécessité d’une interaction étroite entre toutes les composantes du système de santé, aux niveaux
central (les instances gouvernementales, les administrations centrales et les agences sanitaires), régional
(les ARS, les préfets et les conseils régionaux) et local (les groupements d’établissements, les
établissements, et les unités de soins). Cette nécessaire interaction n’est pas éloignée de la question
précédente, celle de la coopération, mais introduit d’autres considérations liées aux définitions de l’action
publique. Par rapport à d’autres pays, la régulation des établissements de santé se caractérise en France
par sa centralisation et sa déconcentration au niveau des Agences Régionales de Santé. L’action locale est
donc encadrée (fortement diront certains). La crise est venue éprouver ce mode de régulation et les actions
menées à chaque niveau. Car l’action renforce la légitimité de chacun des trois niveaux tout en créant des
forces centrifuges pouvant ébranler la cohérence d’ensemble. Le niveau local est en première ligne, ce qui
plaide pour une autonomie d’action des établissements de santé et la prise d’initiative en proximité. Les
niveaux centraux et régionaux se justifient par le besoin de contrôle et de régulation sur l’ensemble du
territoire, ce qui plaide pour un pilotage coordonné des initiatives. Il s’agit en temps de crise d’articuler
au mieux ces deux exigences. Si l’on se place du strict point de vue hospitalier, cette articulation a été
vécue de la manière suivante : l’établissement a eu besoin à la fois d’être accompagné dans ses initiatives
et d’être guidé par des actions structurantes au niveau régional et central. L’exercice a donné lieu à des
situations contrastées. Des pratiques favorisant cette articulation comme des freins ont pu être identifiées,
mettant en lumière la capacité à déléguer ou à reconnaître la nécessité d’actions centralisées selon les cas,
la confiance entre acteurs jouant alors un rôle-clé.
La troisième partie donne trois orientations pour le management hospitalier de demain afin de
rapprocher ces deux qualités qui semblent désormais nécessaires dans le fonctionnement de tout hôpital
moderne, agilité et performance.
Se préparer aux futures menaces qui ne manqueront pas de survenir est la première. Cette orientation met
en évidence des pratiques managériales d’anticipation et d’adaptation identifiées lors de la crise, dont
l’acquisition aiderait à renforcer la qualité d’agilité de l’hôpital.
Reconnaître le rôle d’un management en proximité est la seconde. La force d’un travail en équipe, le
développement d’un climat organisationnel plus serein, et la stabilité d’un pilotage partagé et autonome
sont les trois composantes de ce management qui se situe au sein de l’hôpital, en proximité des activités
de première ligne qui assument la prise en charge des patients. S’inscrire dans cette orientation peut aider
à concilier agilité et performance hospitalière. Car les trois qualités managériales requises sont les mêmes,
bien que répondant à des besoins différents. Elles sont intrinsèques aux besoins d’agilité, représentant des
bonnes pratiques de management de crise mais contribuent également à la performance hospitalière en
régime normal : l’importance de reconnaître les équipes de soins et leur activité collective dans la
réalisation de cette performance ; l’amélioration de conditions de travail dont la dégradation tient un rôle
important dans les problèmes d’attractivité actuels des métiers de la santé ; l’affirmation d’une double
compétence médicale et gestionnaire qui puisse exercer un leadership reconnu par tous, et possédant
suffisamment d’autonomie pour établir les réponses organisationnelles les plus adaptées au contexte local.
10
La troisième orientation vise à établir des scénarios qui garantissent un équilibre entre l’activité propre à
l’hôpital et son inscription dans un territoire de santé. La gestion des suivis à distance à l‘aide de la
télémédecine, la créativité organisationnelle, et les modes de coopération sont les axes qui définissent
l’apport du management à cette quête d’équilibre. Là encore, ces pratiques peuvent concilier agilité et
performance, si tant est que l’on définisse correctement cette dernière. La quête d’équilibre révèle en effet
deux conceptions de la performance, l’une tournée vers l’activité interne de l’établissement, l’autre vers la
coordination des parcours des patients. Trouver le juste équilibre appelle à la définition de scénarios
permettant aux deux conceptions de cohabiter.
Ces trois orientations constituent une réponse à cette quête d’agilité et de performance demandée à
l’hôpital, sans épuiser le sujet. Elles mettent en lumière qu’une transition est possible sans mettre en péril
l’existant. Elles montrent que l’hôpital est sans doute dans une fin de cycle, où l’autonomie, la proximité
et le territoire deviennent les maître-mots qui se substituent à la régulation telle qu’elle s’est exercée ces
dernières années. Elles affirment des besoins de formation, d’évaluation et d’incitation qui tiennent
compte des comportements managériaux observés durant la crise, renforcent la coordination entre
professionnels, et in fine participent de cet équilibre entre agilité et performance dont l’hôpital a désormais
besoin.
|