À l’heure de la polémique sanitaire interne à la pandémie – l’absence de masques de protection efficaces pour les soignants et pour le personnel indispensable afin de faire fonctionner l’économie du pays même en temps de crise –, il est essentiel de rétablir la chronologie des faits qui a conduit notre pays à se désarmer face au risque de pandémie.
Sans doute qu’après le retour à une ère de sécurité sanitaire, des commissions d’enquête vont se créer pour faire toute la lumière sur les faits. Avec des moyens d’investigation autres que les nôtres aujourd’hui. Mais déjà, la lecture complète de nombreux documents officiels publiés permet de rétablir une archéologie des choix de politique publique.
Pour faire ce travail, il faut se garder d’une approche simpliste, personnalisée, excessive et expiatoire. Pas simpliste et personnalisée, car on ne trouvera pas un texte signé un jour dans un bureau obscur par un ministre ou un haut fonctionnaire et qui aurait dit « maintenant plus de stocks de masques ». Pas excessive et expiatoire non plus, car il ne s’agit pas ici de chercher un bouc émissaire commode pour expier ce qui est plus vraisemblablement le fruit de fautes collectives.
La plupart des décisions ont été prises dans le cadre d’une chaîne de responsabilités partagées et nous conduisent à la situation actuelle, quand beaucoup parlent désormais de chaîne d’irresponsabilités.
Nous focaliserons notre attention uniquement sur la question de l’équipement de l’État en masques, à la fois en masques chirurgicaux réputés être suffisants pour les malades qui ne postillonnent pas ainsi à la face des autres, mais aussi en masques dits FFP2, qui garantissent une véritable barrière de protection faciale pour toutes les personnes exposées aux projections de gouttelettes porteuses de virus, à commencer par l’ensemble du corps médical.
Pour retracer cette généalogie d’une suite de décisions qui ont désarmé la France en masques face à une pandémie pourtant annoncée comme certaine dans le futur par de nombreux experts, nous suivrons un strict récit chronologique qui commence en 2005 avec un rapport parlementaire d’alerte sur les risques épidémiques présents et à venir qui oblige l’État français à s’organiser en conséquence, pour anticiper le pire, selon le célèbre adage : « gouverner c’est prévoir ».
Le récit sera forcément un peu long, mais comprendre la généalogie de faits aussi graves exige un peu de temps, surtout si on veut ajouter des citations concrètes.
Le 11 mai 2005 est rendu public un rapport co-signé par le député Jean'Pierre Door et la sénatrice Marie-Christine Blandin intitulé « Rapport sur le risque épidémique ».
Le moins qu’on puisse dire c’est que ce texte regarde avec lucidité et acuité les nouveaux risques qui planent sur nos sociétés modernes mondialement interconnectées. Il est rappelé que les maladies respiratoires aiguës tuent plus de 3 millions de personnes par an. Que ces maladies évoluent constamment, nous obligeant à vivre dans un univers où on aura toujours un vaccin de retard, surtout avec le SRAS.
Tous les experts prédisent que des pandémies ne manqueront pas de survenir, et ce de plus en plus souvent. Une des plus récentes mises en garde officielles provient des États-Unis. Le Directeur du National Intelligence Service, Dan Coats, avertit dans son bilan sur les menaces dans le monde, le 29 janvier 2019 :
« Nous estimons que les États-Unis et le monde resteront vulnérables à la prochaine pandémie de grippe ou à une épidémie à grande échelle d’une maladie contagieuse qui pourrait entraîner des taux massifs de décès et d’invalidité, affecter gravement l’économie mondiale, mettre à rude épreuve les ressources internationales. »
Il parle du
« défi de ce que nous prévoyons être des épidémies plus fréquentes de maladies infectieuses, en raison de l’urbanisation rapide et non planifiée, des crises humanitaires prolongées, de l’incursion humaine dans des terres auparavant non encore exploitées, l’expansion des voyages et du commerce internationaux et le changement climatique régional ».
Dans le rapport parlementaire de 2005, sont exposées les conditions de protection contre une telle épidémie, avec l’idée qui sera sans cesse répétée jusqu’à aujourd’hui, qu’il s’agit de gagner du temps pour laisser aux scientifiques le soin de trouver un médicament puis, plus tard, un vaccin :
« Si nous entrons dans une phase pandémique contagieuse d’homme à homme, une des trois méthodes pour lutter contre une telle épidémie est la mise en place de barrières physiques, ce qui implique que « les personnes en contact avec le public puissent disposer de masques adaptés à la pandémie. »
Dès lors, il est écrit en toutes lettres que le port du masque est un instrument de lutte très efficace y compris pour rassurer les populations, un masque plus efficace que celui utilisé généralement pour les chirurgiens :
« Un des moyens de rassurer la population serait de mettre à sa disposition des masques de protection. Les autorités interrogées par vos rapporteurs pensent que des masques classiques, de type masques de chirurgien, n’offriraient qu’une protection extrêmement limitée. Il serait souhaitable de disposer de modèles extrêmement efficaces mais relativement coûteux. »
Les rapporteurs admettent néanmoins que le rapport coût/bénéfice est en faveur de l’achat massif de masques :
« La mise à disposition de masques en nombre suffisant aurait certainement un coût très élevé mais, en même temps, aiderait à limiter la paralysie du pays. Vu sous cet angle, il convient de relativiser le coût. »
Ce rapport parlementaire est suivi d’un autre, moins d’un an après, à propos de la grippe aviaire. Le corps de doctrine préconisé reste le même : les mesures barrières, plus les masques, dont on précise que des études conduites sur la grippe en Asie ont montré l’efficacité : « Une étude scientifique a démontré que le port de masques à Hongkong, pendant l’épidémie de SRAS en 2003, a entraîné une diminution significative du nombre d’affections respiratoires ». Et là aussi le rapporteur rappelle que « la catégorie recommandée pour se protéger contre la grippe est celle FFP2 ».
Il y a 14 ans, deux documents parlementaires écrivaient donc noir sur blanc que les masques font partie de la panoplie indispensable contre la propagation d’un virus très contagieux de type coronavirus.
La conséquence en est tirée par le Directeur général de la Santé auditionné par la commission. Pour ce qui concerne les masques chirurgicaux, Didier Houssin apporte les précisions suivantes :
« Des quantités importantes ont été et seront achetées : il est prévu d’acquérir au total 250 millions de masques chirurgicaux, à faire porter, à raison d’un masque toutes les quatre ou cinq heures, aux malades en contact avec un entourage familial ou professionnel. »
Quant aux masques FFP2, il indique que le gouvernement en a acquis « d’ores et déjà environ 50 millions » et que l’objectif est d’en acquérir début 2006 « plus de 200 millions ». En 2006, en prévision d’une épidémie respiratoire sévère, l’État prévoit donc de stocker des dizaines de millions de masques, y compris les fameux FFP2. Il faut dire que les estimations d’usage sont spectaculaires, compte tenu de la souillure rapide des masques et donc du nécessaire renouvellement par les personnels soignants « toutes les 4 à 6 heures ». En conséquence, « pour les seuls personnels soignants, le nombre estimé de masques nécessaires est de 2 millions par jour de pandémie ».
Ces analyses sont en phase avec celles du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sous l’autorité directe du premier ministre exprimées dans le « Plan pandémie grippale » rendu public le 6 janvier 2006. Il est affirmatif : le masque est à généraliser, pour les malades bien sûr, pour les soignants (mais le FFP2), mais aussi pour les personnes « indispensables au fonctionnement des services essentiels et/ou en contact répété et rapproché avec le public ». On peut même envisager son port dans « les espaces publics à titre de précaution », précise le plan.
Et la stratégie de lutte du gouvernement se décline en fonction des stades d’une épidémie devenue pandémie, au stade maximal (celui que nous connaissons aujourd’hui en France avec le Covid-19).
La préconisation est limpide :
« Port de protections respiratoires par les personnels de santé et, si possible, par les autres personnes exposées ; port de masques chirurgicaux par les malades ; préconisation du port d’un écran en tissu par les personnes indemnes dans les espaces publics, à titre de précaution. » (p. 52)
Le SGDSN actualise ce plan le 20 février 2009 et il est plus assertif. Le recours au masque FFP2 est étendu. En 2006, son usage « sera autant que possible étendu aux personnes indispensables… », alors qu’en 2009, il « doit être prévu ». Mieux même, il est envisagé d’encourager chacun à faire l’acquisition d’un tel masque.
Dans les fiches techniques qui complètent le plan grippal, la fiche C4 sur les mesures barrières sanitaires (éditée en septembre 2009) évoque le cas des personnes en situation professionnelle. On y retrouve bien sûr la même recommandation, mais celle-ci est justifiée par l’invocation de quatre organismes français liés à la santé (l’Institut national de recherche et de sécurité, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, la Direction générale de la Santé, le Conseil supérieur d’hygiène publique) plus l’OMS qui convergent tous vers une stratégie de protection respiratoire maximale du plus grand nombre (personnels soignants et personnes exposées au public).
Entendre aujourd’hui de la part des plus hautes autorités de l’État que le port du masque n’est pas indispensable a donc bien du mal à emporter la conviction en relisant les préconisations du service du Premier ministre il y a onze ans seulement.
C’est dans ce contexte que va survenir un événement qui va, paradoxalement, être à la fois le moment charnière d’application de ces mesures de précaution et leur fossoyeur pour l’avenir.
Un arrêté du 3 décembre 2009 est publié concernant « la distribution de kits destinés au traitement des patients atteints par le virus de la grippe de type A (H1N1) ». Il est prévu de distribuer une boîte de masques à chaque patient resté confiné chez lui, en puisant dans le stock national, car c’est un impératif de santé publique.
Mais on le sait, la riposte a été jugée disproportionnée, car finalement le virus H1N1 n’a pas été aussi sévère que prévu et n’a pas tourné à la pandémie. La ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot, en a été quitte pour des mises en accusation politiques de gabegie et des railleries de toutes sortes, à cause d’achats massifs de vaccins qui n’ont pas été utilisés, de commandes auprès de laboratoires qui ont finalement été annulées moyennant des millions d’euros de pénalités. Dans un entretien à Ouest France le 20 mars dernier elle déclarait :
« Je n’ai qu’une théorie : en matière de gestion d’épidémie, l’armement maximum doit être fait. Nous avions un stock près d’un milliard de masques chirurgicaux et de 700 millions de masques FFP2. J’ai été moquée pour cela, tournée en dérision, mais quand on veut armer un pays contre une épidémie, c’est ce qu’il faut ! »
Dans un rapport sénatorial sur l’exécution de la loi de finance 2009, signé de Philippe Marini, actuel maire LR de Compiègne, on apprend que le coût total de la lutte contre le H1N1 est évalué à environ 1 milliard d’euros, dont 150 millions pour l’achat de masques.
Philippe Marini fait alors part de « plusieurs interrogations » qui sont en réalité des critiques sur l’efficacité du dispositif : « des quantités importantes de masques ont, tout d’abord, été commandées alors que peu semblent avoir été effectivement distribuées », « les calendriers de livraison font apparaître des réceptions de commandes tardives ce qui pose la question de l’opportunité de tels achats qui, de toute évidence, allaient arriver trop tard pour la pandémie ».
Mais ce jugement a posteriori ignore que sous le feu de la lutte sanitaire personne ne peut prédire quand la pandémie finira. Les arguments qu’il mobilise visent l’EPRUS (établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires). Cet établissement public assure la gestion des moyens de lutte contre les menaces sanitaires graves, tant du point de vue humain (la réserve sanitaire) que du point de vue matériel (achat et stockage de produits sanitaires d’urgence). Selon le sénateur,
« Si le rôle de l’EPRUS est réduit à celui de logisticien, il convient d’approfondir la piste d’une mutualisation des stocks gérés par l’EPRUS avec ceux du ministère de la Défense. »
Résumons : cet organisme a contribué à gérer logistiquement une crise sanitaire potentiellement grave en faisant en sorte que personne n’ait jamais manqué de masques de protection. Mais il est appelé à se fondre dans une « mutualisation », un des mots-clés de la gestion managériale contemporaine des services publics, où tout est fait pour « rationaliser », comprendre pour faire des économies.
On a là affaire à un vrai biais de raisonnement qu’on retrouve par exemple chez les anti-vaccins à propos de la rougeole. Ces derniers disent (à tort) que le vaccin pourrait causer des troubles comme l’autisme chez les enfants vaccinés, alors que, ajoutent-ils, le risque n’existe même pas. Or, la rougeole est une maladie dix fois plus contagieuse que la grippe, et mortelle. En conséquence, son éradication par une vaccination systématique est devenue une priorité mondiale de santé publique depuis longtemps.
Donc, en effet, la rougeole a quasiment disparu de nos vies. C’est une maladie que personne ne rencontre plus dans son entourage. On a oublié les dégâts qu’elle peut faire, sa mortalité élevée. Mais c’est justement parce qu’il existe un vaccin, administré obligatoirement à tous !
De même, ici, la réaction au marteau-pilon pour écraser le virus H1N1 a joué un rôle efficace et donc la pandémie n’a pas eu lieu. Pourtant la méthode est critiquée sur le seul plan comptable, sans prendre en compte le résultat.
Le désarmement sanitaire va alors commencer par l’instruction ministérielle du 2 novembre 2011 (citée dans plusieurs rapports mais introuvables en ligne aujourd’hui car replacée par d’autres depuis, sans doute) concernant la stratégie face aux situations exceptionnelles de santé. Elle introduit une distinction entre deux types de stocks de produits de santé qui jusqu’à présent étaient gérés en commun dans un grand « stock national santé » créé en 2001. Certains stocks deviennent « stratégiques » et doivent être achetés et gérés au niveau national, par l’EPRUS. Ils comprennent des médicaments (antiviraux, antidotes, vaccins, pastilles d’iode…), des dispositifs médicaux et des équipements de protection individuelle (masques, combinaisons, blouses, draps d’examen). Autant de produits qui engagent directement la responsabilité de l’État en cas de crise sanitaire grave.
En regard, sont identifiés des moyens dits « tactiques » (comprendre moins importants que stratégiques) qui sont des produits et des équipements situés dans les établissements de santé où se trouvent des SAMU ou des SMUR. La philosophie est que ces stocks permettent d’activer une réaction précoce et au plus près du terrain, dans l’attente de la mobilisation, si besoin, des stocks stratégiques.
Dans cette instruction, il est précisé que l’acquisition des stocks tactiques est prise en charge par les établissements de santé et financée par des crédits relevant, dans les nomenclatures comptables infligées aux hôpitaux, de leurs missions d’intérêt général et d’aide à la contractualisation (MIGAC).
Face aux critiques du surstockage national lors de la grippe H1N1 et de l’envoi aux établissements de santé de stocks qui leur sont ensuite restés sur les bras, une première réorganisation commence, permettant à l’État de partager sa responsabilité dans l’acquisition préventive de stocks sanitaires.
Dès lors le procédé est irréversible. Car même si la liste des produits dits tactiques reste de sa responsabilité, et que le budget alloué est issu du dialogue de gestion entre les hôpitaux et le ministère, le gouvernement introduit une scission propice à de futurs arbitrages pouvant devenir défavorables au maintien d’un effort élevé de stockage de tous les produits utiles en cas d’épidémie, dont les masques.
Ainsi une décision qui peut se justifier par une rhétorique d’optimisation des moyens au niveau géographique le plus pertinent, va devenir, par un biais bien connu dans les politiques publiques, un premier pas vers l’abandon d’objectifs initiaux, en créant les premiers maillons d’une chaîne de déresponsabilisation.
Le 16 mai 2013, le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale édite sa « Doctrine de protection des travailleurs face aux maladies hautement pathogènes à transmission respiratoire ».
Dès l’introduction, il explicite que l’aspect gestionnaire est un fil conducteur de ses choix : « La présente doctrine est le fruit d’un travail interministériel mené dans un souci d’efficacité et d’économie globale, s’appuyant notamment sur le retour d’expérience acquis lors des pandémies de la décennie écoulée », comprendre notamment le H1N1. Il prend appui sur l’avis du Haut conseil de la santé publique (HCSP) du 1er juillet 2011.
Le SGDSN en retient que
« Le HCSP propose, pour les salariés régulièrement exposés à des contacts étroits avec le public du fait de leur profession (comme les métiers de guichet), l’utilisation du masque chirurgical sur la base des arguments suivants : – observance potentiellement supérieure pour le port du masque anti-projection ; pas d’efficacité inférieure démontrée chez les professionnels de santé du masque anti-projection versus l’appareil de protection respiratoire (APR) dans le contexte de la circulation d’un agent pathogène “courant” ; cohérence avec les dispositifs préconisés pour le grand public. »
Ainsi, le 1er juillet 2011, le consensus de septembre 2009 a disparu. L’INRS, l’Afssaps, la DGS, le Conseil supérieur d’hygiène publique de France et l’OMS, mobilisés pour défendre un masque FFP2 pour tous les salariés exposés, voient leurs recommandations évacuées et le port du masque chirurgical doit suffire désormais.
Le SGDSN décrète que :
« Le recours systématique aux masques de protection respiratoire de type FFP2 a montré ses limites en termes d’efficacité car la gêne voire la difficulté respiratoire liées à leur port, conduisent à un faible taux d’utilisation. Le masque anti-projection, en revanche, est mieux supporté du fait d’une respirabilité plus importante, d’une communication verbale plus facile, d’un risque d’irritation cutanée plus réduite et d’une sensation d’inconfort de chaleur beaucoup plus réduite. Ainsi, l’adhésion au port du masque anti-projection sera meilleure que le masque FFP2. Le port du masque anti-projection par les travailleurs et par les usagers limite la dissémination des agents pathogènes, chacun protégeant l’autre (fonction altruiste des masques anti-projections). »
Les gens seraient donc gênés par le masque le plus protecteur, ce qui justifierait qu’ils ne le mettraient pas systématiquement et qu’il faille se contenter de préconiser l’usage d’un masque moins protecteur. Syllogisme parfait.
Dès lors, le SGDSN, dirigé par le conseiller d’État Francis Delon, considère que la responsabilité de la protection respiratoire des travailleurs par masques est à transmettre aux employeurs : « Il revient à chaque employeur de déterminer l’opportunité de constituer des stocks de masques pour protéger son personnel ». Accompagnant cela d’un discours de préconisations particulièrement désincitatif qui souligne bien les points négatifs :
« Les masques doivent être changés au minimum toutes les quatre heures, en fonction des recommandations du fabricant et chaque fois qu’ils deviennent mouillés ou après avoir quitté une zone à haut risque. Les paramètres de coût sont les suivants : – acquisition : un masque chirurgical coûte environ dix fois moins cher qu’un masque FFP2 ; – stockage : le stockage des masques chirurgicaux est largement moins volumineux et donc moins coûteux que celui des masques FFP2, lesquels nécessitent en outre une gestion fine des dates de péremption. »
On retrouve là une tactique politico-comptable de l’État que les élus territoriaux connaissent bien : la défausse financière. L’État se décharge d’une responsabilité en la transférant, sans (tous) les moyens budgétaires qui vont avec, vers d’autres acteurs. Charge à eux d’arbitrer entre tout accepter et trouver les moyens requis, ou ne pas assumer toute la nouvelle charge faute de moyens. La chaîne de déresponsabilisation se dote ainsi de nouveaux maillons.
La situation de pénurie de masques rencontrée actuellement par notre pays a commencé à se refermer à ce moment-là, par glissements successifs, avec des décideurs qui sont convaincus de bien faire.
La campagne victorieuse contre le H1N1 a été (trop) massive et aurait généré du « gâchis » à concurrence de plusieurs dizaines de millions d’euros. Par souci de se montrer plus respectueux de l’argent public, les gouvernements suivants et les parlementaires ont justifié de limiter les dépenses à l’avenir, y compris pour les structures de prévention des épidémies, le tout dans un contexte de dénonciation permanente de la supposée gabegie au sein des hôpitaux et donc de forte restriction de leurs capacités budgétaires.
Les trois opérateurs de la prévention (l’EPRUS, l’Institut de veille sanitaire, et L’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé) ont tous vu baisser leurs recettes entre 2010 et 2014, la restriction totale avoisinant les 54 millions d’euros, soit une baisse de 24 %.
On a commencé alors à poser la question des stocks de masques (entre autres) pour finalement se convaincre que les masques FFP2 n’étaient pas si indispensables que cela pour le public. Donc on en vient à considérer que la mission de protection régalienne à l’égard des populations repose prioritairement sur le stockage de masques chirurgicaux.
Et puisque les masques FFP2 sont à destination des personnels de santé, alors pourquoi ne pas transférer la responsabilité de leur acquisition à chaque pôle de santé ?
C’est ce mécanisme que décrit Francis Delattre, sénateur Les Républicains, dans son rapport parlementaire fait au nom de la commission des finances en date du 15 juillet 2015 sous le titre : « L’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (EPRUS) : comment investir dans la sécurité sanitaire de nos concitoyens ? »
Il aborde explicitement la question des masques de protection.
« Concernant les populations cibles à atteindre pour les masques, la doctrine gouvernementale est en cours de redéfinition. Toutefois, une nouvelle doctrine du SGDSN a d’ores et déjà établi que le stock national géré par l’EPRUS concernerait désormais uniquement les masques de protection chirurgicaux à l’attention des personnes malades et de leurs contacts, tandis que la constitution de stocks de masques de protection des personnels de santé (notamment les masques FFP2 pour certains actes à risques), étaient désormais à la charge des employeurs. »
Et le rapporteur poursuit son exposé du changement de doctrine et y apporte des justifications :
« Cette évolution s’explique par une inflexion de la politique de constitution et de renouvellement des stocks mise en œuvre par le ministre chargé de la santé, sur le fondement de la doctrine développée par le SGDSN et les avis du HCSP. »
Certains produits ne seront plus stockés « en raison de la plus grande disponibilité de certains produits et de leur commercialisation en officine de ville » ou en raison « du transfert de la responsabilité de constituer certains stocks vers d’autres acteurs (par exemple, les établissements de santé et les établissements médico-sociaux pour les masques de protection FFP2 de leurs personnels) », précise encore le rapport du sénateur.
Les choses sont dites : si d’autres acteurs peuvent les vendre ou peuvent les acheter, à quoi bon obliger l’État à faire des stocks préventifs ? ! La chaîne de déresponsabilisation s’achève alors.
La préoccupation managériale et uniquement comptable finit donc ici de prendre le dessus et conduit à l’oubli des raisons mêmes pour lesquelles on prévoyait de faire ces stocks, selon une logique du « au cas où », en ne prenant jamais le risque d’être à la merci d’une rupture d’approvisionnement chez les industriels français ou étranger par exemple.
Car le court-termisme de la vision ainsi défendue oublie totalement qu’une pandémie, par définition, est une épidémie mondialisée, qui peut provoquer des ruptures des chaînes d’approvisionnement. Du coup, même l’appareil industriel national peut-être gravement perturbé, notamment si les ouvriers en charge de la fabrication des futurs masques refusent de se rendre dans les usines pour une légitime crainte pour leur santé
Et, afin d’éviter de commander des doses de produits de santé en trop grande quantité et pour éviter d’avoir à annuler avec pénalités au moment d’une épidémie qui aurait été moins sévère que prévue ou jugulée par l’usage de ces protections (cas du H1N1), Francis Delattre souligne que « le ministre chargé de la santé a décidé de développer une nouvelle modalité d’acquisition » : la réservation de capacités de production et d’acquisition auprès de laboratoires.
Cet outil, aussi appelé « sleeping contract » sera ainsi utilisé pour des vaccins contre une grippe de type pandémique. Un avis de marché public est publié par l’EPRUS le 8 août 2014 concernant
« une tranche ferme constituée de la réservation de capacités de production de 5 millions d’euros de doses de vaccins pandémiques [et] une tranche conditionnelle permettant, en cas de déclaration d’une pandémie avérée, la production et la livraison de doses vaccinales ».
Ce dispositif contractuel, tout droit venu du libéralisme pragmatique britannique, est donc importé en France par Marisol Touraine, alors ministre socialiste de la Santé.
Il s’agit en somme d’une « précommande » qui ne demande qu’à être activée. Cette parfaite rationalité comptable devient l’objet d’une des recommandations du rapporteur les Républicains :
« Recommandation n° 5 : afin de réduire les coûts d’acquisition et de stockage, poursuivre le développement de la réservation de capacités de production de produits de santé, tout en maintenant des stocks physiques pour les produits stables. »
Au principe de précaution : stocker pour être sûr d’avoir en cas de crise, car c’est vital, se substitue la logique : être sûr de ne pas trop stocker car c’est essentiel de ne pas dépenser plus qu’il ne faut.
Raisonnement critiqué aujourd’hui par nombre d’experts, quand par une approche bureaucratico-comptable, s’éloignant de toute vision politique anticipatrice, on a oublié, étape par étape, les alertes sanitaires majeures qui prévalaient à ces choix de stocks préventifs de masse.
L’État s’est donc désarmé peu à peu, au risque de mettre en danger les citoyens, à commencer par les professionnels de santé non hospitaliers, tout aussi directement en contact avec les malades que leurs collègues des hôpitaux.
Tout ceci s’est fait avec la parfaite bonne conscience de hauts fonctionnaires et d’un personnel politique de droite et de gauche qui avaient à cœur de participer à un « bonne gestion des deniers publics », oubliant peu à peu les finalités premières, engagés qu’ils étaient sur un chemin (les politistes parlent de « path dependancy ») qui les font aller toujours plus loin vers un nouvel objectif dans lequel ils sont entrés, en perdant de vue le point de départ.
Ceci oblige les actuels membres du gouvernement à expliquer péniblement, au détriment des recommandations de l’OMS et à rebours des cas asiatiques, que le masque ne sert à rien pour une grande partie de la population ou qu’on ne sait pas s’en servir. Et que ce serait donc à propos que l’État n’adopte pas une stratégie « asiatique » de protection de ses citoyens par des masques et du gel de désinfection massivement distribué, couplée à des tests massifs.
Les autorités placent aussi de nombreux travailleurs et leurs employeurs face à une injonction contradictoire : « nous vous demandons d’aller travailler » mais « nous ne pouvons pas vous fournir les moyens garantissant votre protection minimale ».
Les commandes annoncées samedi de 250 millions de masques ne changent rien au fait qu’une drastique remise à plat de notre corps de doctrine préventive sera nécessaire avant que la prochaine pandémie ne déferle. Il faudra tirer toutes les conséquences de la crise actuelle.
Arnaud Mercier, Professeur en Information-Communication à l’Institut Français de presse (Université Paris 2 Panthéon-Assas), Auteurs fondateurs The Conversation France
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.