Il existe des tissus contractiles qui ne sont pas des muscles mais qui présentent les propriétés contractiles similaires à celles des muscles. Ces « non-muscles » contiennent de nombreuses cellules particulières appelées myofibroblastes [1]. Leur moteur moléculaire est la « non-muscle myosine type IIA » dont les cinétiques moléculaires sont ultra-lentes. Les myofibroblastes sont présents en grand nombre dans le placenta humain. Ils jouent aussi un rôle fondamental dans les processus de réparation tissulaire, dans les processus inflammatoires, dans la fibrose (cœur, poumon, rein, foie, etc…) et dans le stroma des cancers.
Les propriétés mécaniques et thermodynamiques des systèmes musculaires striés (squelettiques et cardiaque) et lisses ont été décrites de façon approfondie depuis fort longtemps. Ces systèmes se contractent et se relaxent grâce au très grand nombre de molécule de myosine. Ils obéissent aussi à la loi de Frank-Starling [2, 3], qui spécifie que lorsque la longueur initiale des fibres musculaires au repos augmente, la tension développée augmente. De plus, A. V. Hill [4] a établi une relation hyperbolique entre la vitesse maximale de raccourcissement et le niveau de tension. La courbure de cette relation est liée aux propriétés thermodynamiques du système musculaire. Plus la courbure est élevée plus le système musculaire est « économique ». Cette relation hyperbolique force-vitesse (F-V) est importante car elle est nécessaire pour appliquer la théorie phénoménologique de la contraction musculaire due à A. F. Huxley [5]. Celle-ci permet de déterminer les propriétés moléculaires de la myosine à savoir: la force individuelle moyenne générée par une seule interaction actine-myosine, le nombre de ponts actine-myosine actifs, les cinétiques d’accrochement et de décrochement des ponts actine-myosine, l’activité ATPasique de la myosine, et le rendement d’une interaction actine-myosine. La cellule de base des systèmes musculaires est le myocyte, et leurs moteurs moléculaires sont les myosines musculaires de type I (MM1) and II (MMII). Dans notre laboratoire, nous avons utilisé la mécanique statistique pour déterminer les grandeurs thermodynamiques des systèmes musculaires, à savoir : l’entropie, l’énergie interne, l’affinité, la force thermodynamique, le flux thermodynamique, et la vitesse de production d’entropie. Cela nous a conduit à montrer que les systèmes musculaires striés et lisses normaux fonctionnaient proches de l’équilibre, et de façon stationnaire, c’est-à-dire que la force thermodynamique varie linéairement avec le flux thermodynamique [6, 7].
A côté des systèmes musculaires, d’autres tissus présentent aussi des propriétés contractiles. L’un d’entr’eux est le placenta humain, dans lequel des cellules présentent sur le plan mécanique des similitudes avec les cellules musculaires lisses et ont été observées dès le début du vingtième siècle [8, 9]. En 1962, il a été montré que des villosités placentaires humaines étaient capables de se contracter après stimulation par le KCl [10-12]. Le placenta est un organe contractile non musculaire. La contraction du placenta est due à la présence de nombreux myofibroblastes contenues dans les villosités placentaires [13]. Le moteur moléculaire est la « non-muscle myosin type IIA » (NMMIIA) [14]. Nous avons étudié les propriétés mécaniques et thermodynamiques du placenta humain selon les mêmes techniques que celles utilisées pour les tissus musculaires [15]. A notre surprise, nous avons observé que les propriétés mécaniques du placenta humain étaient similaires à celles des muscles. Ainsi, la contraction des villosités placentaires peut être déclanchée par un champ électrique ou par du KCl, ou des deux façons. De même, la relaxation est induite dans les deux systèmes contractiles par le recaptage du calcium par le réticulum sarco-endoplasmique. On y observe aussi le phénomène de Frank-Starling et la relation hyperbolique T-V. Les caractéristiques moléculaires de la myosine placentaire sont cependant différentes de celles des muscles. La différence fondamentale entre muscle et non-muscle est que les non-muscles sont infiniment plus lents que les muscles et qu’ils développent une tension totale moindre. De plus, les cinétiques moléculaires de la NMMIIA des non-muscles et leur activité ATPasique sont beaucoup plus basses que celles des myosines musculaires (MMI et MMII). Cependant, la force individuelle d’une interaction actine-myosine et le rendement thermodynamique de cette interaction sont du même ordre de grandeur que celles observées dans les systèmes contractiles musculaires et non musculaires.
En bref, dans les tissus contractiles non-musculaires comme le placenta, la cellule contractile de base est le myofibroblaste [16] et le moteur moléculaire est la non-muscle myosine type IIA (NMMIIA). Les cinétiques de la NMMIIA sont extrêmement lentes [7, 17], beaucoup plus que celles des myosines MMI et MMII des muscles. Sur le plan thermodynamique, le placenta humain opère de façon très proche de l’équilibre du fait de leur affinité chimique très faible, mais en mode linéaire stationnaire comme les muscles [7]. La vitesse de production d’entropie du placenta humain est particulièrement faible du fait de son flux thermodynamique particulièrement faible.
Il existe d’autres systèmes contractiles non musculaires que le placenta. Nous avons récemment montré que des cellules mésenchymateuses (mesenchymal stem cells: MSCs) issues de la moelle osseuse humaine prélevée à partir de têtes fémorales obtenues après fractures du col du fémur et inclues dans des membranes de collagène en présence de Transforming Growth Factor (TGF-b1), présentaient les mêmes propriétés mécaniques que celles du placenta humain [18]. Les MSCs, dans ces conditions, se différencient en myofibroblastes. Les propriétes mécaniques et thermodynamiques des MSCs inclues dans les membranes collagèniques sont similaires à celles du placenta et du même ordre de grandeur en matière de vitesse et de tension.
Les myofibroblastes ont un rôle central dans les processus de réparation tissulaire comme la cicatrisation cutanée. C’est ainsi qu’ils ont été découverts par Gabiani [1]. La différentiation des fibroblastes en myofibroblastes est en grande partie régulée par le TGF-b1. Le TGF-b1 active la voie canonique (Wingless/Int) WNT/b-caténine de façon positive, et le « peroxisome proliferator activated receptor gamma » (PPARg) de façon négative. Le système WNT/b-caténine favorise la fibrose tissulaire tandis que le PPARg la prévient. Ainsi, le TGF-b1 favorise la survenue de la fibrose dans le cœur, les poumons, le foie et les reins. A l’inverse, le PPARg s’oppose au système canonique WNT et tend à limiter les processus de fibrose cellulaire. Des myofibroblastes ont été retrouvés dans de nombreuses maladies fibreuses telles que la sclérose systèmique, la fibrose pulmonaire idiopathique, la cirrhose du foie, l’insuffisance cardiaque, l’infarctus du myocarde. Ils sont également présents dans le stroma de certains cancers [19], le décollement de la rétine et la cataracte capsulaire antérieure. Les lésions inflammatoires chroniques entraînent l’activation prolongée des fibroblastes qui se différencient alors en myofibroblastes. Ceux-ci peuvent persister après la fermeture d’une plaie cutanée, entraînant alors une cicatrice hypertrophique, en particulier lors des brûlures [20]. Les agonistes PPARg sont susceptibles d'interrompre ou de prévenir les effets profibrotiques du TGF-β1, et la différenciation des fibroblastes en myofibroblastes. L’utilisation de ces mécanismes intracellulaires représente potentiellement des cibles thérapeutiques intéressantes pour lutter contre le cancer et la fibrose.
Ainsi en conclusion, les tissus contractiles non-musculaires contenant une population suffisante de myofibroblastes possèdent des propriétés contractiles similaires à celles des muscles. Leur moteur moléculaire NMMIIA présente des cinétiques ultra lentes mais développe une force élémentaire et un rendement du même ordre de grandeur que ceux de la myosine musculaire. Sur le plan thermodynamique, ces systèmes contractiles « non-muscles » opèrent proche de l’équilibre en mode linéaire stationnaire. Le rôle central des myofibroblastes [21] rend compte de l’intérêt de mieux connaître les mécanismes contractiles des tissus non-musculaires impliqués dans les processus de réparation tissulaire [20, 22 ] mais aussi dans la fibrose en général [23] et les cancers [24].
Les auteurs
1 Yves Lecarpentier : Centre de Recherche Clinique, Grand Hôpital de l’Est Francilien, 77104 Meaux, France ; yves.c.lecarpentier@gmail.com
2 Olivier Schussler: Department of Cardiovascular Surgery, Research Laboratory, Geneva University Hospitals, Geneva, Switzerland ; olivier.schussler@gmail.com
3 Alexandre Vallée : Paris-Descartes University; Diagnosis and Therapeutic Center, Hypertension and Cardiovascular Prevention Unit ; Hôtel-Dieu Hospital ; AP-HP Paris France ; alexandre.g.vallee@gmail.com
*Corresponding author: Professor Yves Lecarpentier, MD, PhD, Centre de Recherche Clinique, Grand Hôpital de l’Est Francilien, 77104 Meaux, France.
Email: yves.c.lecarpentier@gmail.com
Bibliographie
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[24] Lecarpentier, Y., Schussler, O., Hebert, J. L., and Vallee, A., 2019, "Multiple Targets of the Canonical WNT/beta-Catenin Signaling in Cancers," Frontiers in oncology, 9, p. 1248.