I - 2020, UNE ANNÉE MARQUÉE PAR UN ACCROISSEMENT DE L’ISOLEMENT RELATIONNEL
De manière mécanique, les mesures de distanciation sociale adoptées en 2020 se sont traduites par une baisse de la fréquence des interactions sociales. Les périodes de confinement ont ainsi été marquées par une assignation de la population à domicile, avec l’injonction de réduire au strict minimum les relations entre individus. Les entreprises se sont rapidement adaptées à la situation en ayant recours au télétravail ou au chômage partiel. Ainsi, lors du premier confinement, seuls 31 % des actifs continuaient à travailler à l’extérieur de leur domicile et ils étaient, à l’inverse, 22 % en télétravail et 37 % arrêtés en chômage partiel ou en arrêt maladie[1]. Alors que le travail constitue un des principaux réseaux de sociabilité en France, il est intéressant de souligner que c’est l’absence de relations et d’échanges avec les collègues qui constituait le principal grief exprimé par les télétravailleurs à l’encontre de ce mode d’exercice professionnel[2].
Au-delà, de la sphère professionnelle, l’année 2020 aura aussi été marquée par une forte baisse des relations amicales et familiales au sein du domicile. Début novembre 2020, plus d’un quart des Français indiquaient ainsi n’avoir pas reçu de personnes chez eux au cours des trois mois passés, soit une proportion supérieure de 16 points à celle mesurée en février 2020 avant le début de la crise sanitaire[3]. Il convient également de rappeler que l’activité des cafés et restaurants – qui constituent un lieu de sociabilité important dans la culture française – a été fortement réduite, et même arrêtée lors des deux périodes de confinement. Dans ce contexte, les données du baromètre « Les Français et la solitude » réalisé en décembre 2020 montrent que les personnes souffrant de solitude ont moins pu compter sur le soutien de leur famille qu’avant la crise sanitaire (34 % en ont bénéficié au cours des six derniers mois contre 43 % en novembre 2018).
Par ailleurs, l’aide pour les actes de la vie quotidienne tels que le bricolage (23 % contre 36 % en 2018), les démarches administratives (12 % contre 16 %), la garde d’enfant (11 % contre 14 %) ou encore l’aide pour le ménage (12 % contre 15 %) a également reflué par rapport aux niveaux mesurés en 2018. En revanche, les Français souffrant de solitude ont davantage pu compter sur un soutien téléphonique (44 % contre 37 %) et un soutien par Internet (23 % contre 17 %). Soulignons, enfin, que près d’un quart de la population française a été confinée seule lors du premier (25 %) et lors du deuxième confinement (27 %).
II - L’ACCROISSEMENT DE L’ISOLEMENT S’EST ACCOMPAGNÉ PAR UNE POUSSÉE DU SENTIMENT DE SOLITUDE
Les travaux sociologiques sur la solitude ont été marqués par trois paradigmes visant à définir cet objet : « vivre seul », « être seul » et se « sentir seul ». La première dimension a été abordée dans les enquêtes à travers différents indicateurs comme la situation maritale ou encore le nombre de personnes au foyer[4]. La deuxième dimension peut être appréhendée à travers des données mesurant la fréquence ou la qualité des relations sociales[5]. La troisième dimension est, quant à elle, plus subjective, elle se réfère à la question : « Vous-même, vous arrive-t-il de vous sentir seul ? » C’est cet aspect qui nous intéresse tout particulièrement dans ce baromètre.
Afin de mesurer l’évolution du sentiment de solitude au sein de la population française avant et pendant la crise sanitaire, nous avons ainsi reconduit à l’identique une question portant sur l’expérience de sentiment de solitude déjà administrée en 2018 lors de la première vague du baromètre. Les résultats de l’enquête menée en décembre 2020 mettent en évidence un accroissement du sentiment de solitude au sein de la population française. Ainsi, 18 % des sondés indiquent ainsi se sentir « toujours » ou « souvent » seuls, soit une hausse de 5 points par rapport au niveau mesuré en novembre 2018 (13 %). Les Français sont, par ailleurs, 31 % à affirmer se sentir « parfois » seuls, soit au total pratiquement un Français sur deux qui fait l’expérience de la solitude « souvent » ou « parfois » (+5 points par rapport à 2018).
Dans ce contexte, les Français sont plus nombreux qu’en 2018 à chercher à éviter la solitude à tout prix (32 %, +7 points), même s’ils sont toujours plus d’un sur deux à expliquer qu’il s’agit de quelque chose qu’il leur arrive de rechercher (56 % et 12 % ne se prononcent pas). Les données de l’enquête vont dans le sens d’une meilleure appropriation par la population des outils de communication à distance, les Français souffrant de solitude ont ainsi davantage pu compter sur un soutien téléphonique (44 % contre 37 % en 2018) et un soutien par Internet (23 % contre 17 %). En outre, il est intéressant de souligner que dans ce contexte d’isolement relationnel imposé l’expression du sentiment de solitude apparaît comme étant plus « acceptable » : près d’un tiers des personnes souffrant de solitude en font état à leur entourage, une proportion en hausse par rapport à 2018 (+7 points).
III - LES ÉTUDIANTS DANS L’ŒIL DU CYCLONE ?
Face à la pandémie, les universités se sont adaptées en assurant une continuité pédagogique par le biais des cours à distance. De fait, et alors que la vie associative étudiante a été suspendue, les étudiants se sont retrouvés isolés (du moins pour une part importante d’entre deux), il nous a donc semblé opportun, dans le cadre de cette étude, d’investiguer plus précisément le ressenti de cette population. Premier constat, les étudiants sont plus largement sujets à la solitude : 28 % se sentent ainsi « toujours » ou « souvent » seuls (+10 points par rapport à l’ensemble de la population française) et les trois quarts d’entre deux font l’expérience de la solitude « toujours », « souvent » ou « parfois » (75 %, 26 points d’écart avec l’ensemble de la population française). Au-delà de cet écart très significatif, il est également notable de constater que c’est probablement sur ce public que l’effet de la crise a le plus fortement joué, les étudiants étant ainsi 68 % à indiquer souffrir davantage de solitude depuis le début de la crise liée au coronavirus, un chiffre supérieur de 17 points à celui mesuré auprès de l’ensemble de la population française (51 %).
IV - LES JEUNES, LES CÉLIBATAIRES, LES DEMANDEURS D’EMPLOI ET LES FRANÇAIS AYANT DES REVENUS MODESTES DAVANTAGE CONFRONTÉS À LA SOLITUDE
Si l’image d’Épinal veut que la personne souffrant de solitude soit une personne âgée et isolée, les données de cette enquête montrent au contraire que ce sont les jeunes qui sont les plus largement concernés par ce ressenti (27 % pour les moins de vingt-cinq ans). En fait, la propension à se sentir « toujours » ou « souvent » seul décroît de façon linéaire avec l’âge, passant ainsi de 27 % pour les 18-24 ans à seulement 10 % parmi les 65-74 ans, puis repart légèrement à la hausse après soixante-quinze ans (16 %). De la même manière, les Français sont d’autant plus enclins à se sentir seuls qu’ils ont des revenus modestes : 29 % de ceux qui appartiennent aux catégories « pauvres » ressentent « toujours » ou « souvent » de la solitude contre seulement 10 % des sondés appartenant aux catégories aisées.
Signe de l’importance du travail comme espace de socialisation, les demandeurs d’emploi sont plus largement concernés par la solitude (26 % contre 17 % pour les salariés). Ce ressenti est aussi plus largement partagé par les Français dont le foyer n’est composé que d’une personne (32 %) et est ensuite à peu près équivalent quel que soit le nombre de personnes au-delà de deux (entre 11 % et 16 %). Enfin, il est notable de constater que seulement un tiers des Français isolés[6] indiquent se sentir « toujours » ou « souvent » seuls, sentiment de solitude et fréquence des relations sociales ne se confondent donc pas totalement.
V - LES PERSONNES SE SENTANT SEULES SE DÉCLARENT PLUS MALHEUREUSES ET SONT PLUS ENCLINES À UTILISER DES MÉDICAMENTS PSYCHOTROPES
Dans cette enquête, nous avons invité les sondés à qualifier leur niveau de bonheur en attribuant une note entre 0 et 10, où 0 signifiait qu’ils étaient très malheureux et 10 très heureux. 37 % des Français attribuent une note entre 0 et 6 (dont 8 % entre 0 et 4) et 63 % attribuent une note entre 7 et 10 (dont 14 % 9 ou 10). La note moyenne attribuée par les Français est de 6,8/10. Il n’y a pas d’écart notable en fonction du genre, mais des différences assez significatives apparaissent en fonction de l’âge. Les 65-74 ans constituent ainsi la tranche d’âge où le niveau de bonheur déclaré est le plus élevé. Par ailleurs, et battant quelque peu en brèche l’adage selon lequel « l’argent ne fait pas le bonheur », la note moyenne attribuée (et la proportion de notes entre 7 et 10) croît de façon linéaire avec le revenu, allant ainsi de 6/10 pour les catégories « pauvres » à 7,3/10 pour les Français avec les plus hauts revenus.
Qu’en est-il si on met en regard les trois paradigmes de la solitude « vivre seul » « être seul » et « se sentir seul » avec le niveau de bonheur ? L’analyse de la note moyenne attribuée en fonction de la situation maritale montre que les personnes en couple sont significativement plus heureuses que celles qui ne le sont pas (7/10 contre 6,2/10). La note moyenne obtenue sur la base des réponses des personnes confinées seules est également plus basse que pour les personnes confinées en couple (7,1/10) ou avec une autre personne telle qu’un ami, un autre membre de la famille ou un colocataire (6,6/10). L’analyse des réponses recueillies auprès des Français isolés met aussi en évidence une corrélation entre fréquence des relations sociales et niveau de bonheur déclaré. Ces derniers attribuent une note moyenne inférieure à celle observée auprès des Français ayant au moins un contact hebdomadaire (5,9/10 pour les isolés vivant seuls et 6,6 pour les isolés vivant en couple, contre 6,9 pour les Français ayant au moins contact hebdomadaire). Enfin, c’est parmi les personnes se sentant « toujours » ou « souvent » seules que le niveau de bonheur déclaré est le plus bas, avec une note moyenne de 5,3/10. Ces derniers étant, par ailleurs, 30 % à attribuer une note entre 0 et 4 (contre 8 % pour l’ensemble de la population française).
D’autres indicateurs vont également dans le sens d’un lien entre solitude et santé mentale dégradée : les personnes se sentant toujours ou souvent seules sont ainsi significativement plus enclines à consommer des médicaments psychotropes (43 % en ont pris au cours de l’année contre 23 % pour l’ensemble de la population française) et plus sujettes à des pensées suicidaires (63 % en ont fait l’expérience au cours de leur vie, contre 31 % dans la population française).
VI - LA SOLITUDE EST DE PLUS EN PLUS PERÇUE COMME ÉTANT UN PROBLÈME IMPORTANT AU SEIN DE L’OPINION
Dans un contexte d’accroissement du sentiment de solitude au sein de la population, les Français sont également un peu plus nombreux à considérer qu’il s’agit d’un problème important (82 %, dont 22 % « très important » contre 16 % en 2018) et à se déclarer attentifs aux personnes souffrant de solitude (77 %, +7 points). Par ailleurs, s’ils estiment toujours assez largement que les Français sont en général peu attentifs aux personnes souffrant de solitude, cette proportion régresse par rapport à 2018 (66 %, -9 points).
Enfin, et c’est peut-être une conséquence de leur utilisation pendant le confinement, les réseaux sociaux sont un peu plus perçus qu’en 2018 comme permettant de garder contact plus facilement avec la famille et les amis (80 %, +4 points) et comme apportant un plaisir d’échanger (69 %, +9 points).
Alors que les Français sont enjoints au respect des « gestes barrières » depuis maintenant plusieurs mois, les résultats de cette enquête mettent en évidence une poussée du sentiment de solitude dans la population. Près d’un Français sur cinq s’y déclare « toujours » ou « souvent » confronté et deux tiers d’entre eux indiquent désormais souffrir du manque de la compagnie des autres, soit une hausse de 15 points par rapport à 2018. Les étudiants et les publics les plus fragilisés économiquement sont les plus concernés. À cet égard, alors que les conséquences économiques de la crise sont redoutées, ces publics gagneraient peut-être à faire l’objet d’une attention accrue sur le plan psychologique et médical.
Source Fondation Jean Jaurès Janvier 2021